C'est apprendre la parole silencieuse d'une rose
Le
soufisme
ou
l'humanisme de l'Islam
Ce texte est paru dans la Tribune d'Octobre No 19
(El Badil, Montreuil, 25 mars 1990)
Dès l'époque Ommeyade, il y eut
un islam officiel, proche du pouvoir en place et un islam légiti-miste
incarné par les chi'ites qui réclamaient un "juste retour des
choses". Le message coranique subira dès lors beaucoup d'avatars pour
culminer à l'époque 'Abbasside par une volonté de faire
triompher le courant litté-raliste qui s'est non seule-ment attaché
à mettre en avant l'aspect exotérique des Écritures
Saintes mais en plus selon la technique de l'abrogation, s'est rangé
sur les positions les plus restrictives voire répressives du message.
Cette lecture littéraliste était le propre des théologiens
de cour occupant des positions prédominantes dans le clergé
informel de la judicature islamique.
Face à cette formalisation excessive d'une croyance basée sur
l'émancipation des individus, d'autres catégories ont vu le
jour pour mettre les pendules à l'heure: les philosophes et les
soufis.
Les philosophes hellénisants n'avaient pas à proprement parler
les coudées franches. Ils devaient promouvoir leur activité
spéculative à l'ombre du dogme sous peine d'être taxés
d'hérésie.
En schématisant à l'extrême,
on pourrait dire que le soufisme est un ésotérisme par opposition
à l'ésotérisme. Cette attitude ésotérique
(batin) n'est pas fortuite, elle plonge ses racines dans le champ
ouvert par le Coran. Dès lors que le soufisme représente l'aspect
intérieur de l'Islam, sa doctrine est en substance un commentai-re
ésotérique du Coran. Le prophète lui-même a
donné la clef de toute exégèse coranique dans ses
enseignements oralement transmis et vérifiés par la concordance
d'intermédiaires.
Parmi ces paroles prophétiques, certaines sont fondamentales pour
le soufisme, à savoir celles que le Prophète énonçait
en sa qualité, non de législateur, mais de saint contemplatif,
et qu'il adressait à ceux de ses compagnons qui furent, par la suite,
les premiers maîtres soufis, puis celles où Dieu parla directement
par la bouche du Prophète et qu'on appelle Sentences Saintes (Ahadith
Qudsiya). Celles-ci relèvent du même degré d'inspiration
que le Coran, mais non du même mode "objectif" de révélation;
elles énoncent, du reste, des vérités qui n'étaient
pas destinées à toute la communauté religieuse, mais
aux seuls contemplatifs. C'est de là que part l'exégèse
soufie du Coran, "se basant sur la parole du Prophète selon laquelle
chaque parole du Coran comporterait plusieurs sens et sur le fait que chaque
lettre a son sens (hadd) et que chaque définition implique
un lieu d'ascension" (matla') 1.
Le soufisme est né pratiquement avec l'Islam, cependant le terme tasawuf
n'est apparu qu'aux confins du IIe et IIIe siècles de l'hégire.
Un groupe de spirituels chi'ites aurait été le premier
désigné sous le nom de soufis. Parmi eux un certain 'Abdak
(210/825) antérieur à Jonayd et son maître Sari
al-Saqati.
La Tradition du Prophète abonde en préceptes mystiques. N'est-ce
pas lui qui incita à une lecture ésotérique du Coran.
Abou Hurayra disait: "j'ai gardé précieusement dans ma
mémoire deux trésors de connaissance que j'avais reçu
du messager de Dieu; l'un, je l'ai rendu public, mais si je divulguais l'autre,
vous me trancheriez la gorge".
Après la disparition du dernier calife qui était le chef
légal, théologique et mystique, l'autorité se divisa
entre les jurisconsultes, les théologiens et les mystiques. Hassan
al Basri (mort en 728) était probablement le premier mystique "pur"
n'ayant pas de responsabilité dans la direction de l'État.
C'est aussi le premier, sans doute, à avoir posé explicitement
ce qu'allait être le fondement du soufisme: "Qui connaît Dieu
l'aime, et qui connaît le monde y renonce" 2.
Ce renoncement est repris par Dâwad at-Tâ'i, disciple et successeur
de Habib al 'Ajami (le persan) lui-même disciple de Hassan al Basri:
"Fais ton jeûne de ce monde, fais ton déjeuner de la mort et
fuis les hommes comme tu fuirais les bêtes" 3.
Ces principes vont inaugurer toute une lignée de mystiques qui ne
vont pas se contenter de rechercher la haqiqa (vérité
spirituelle permanente) au détriment de la Shari'a (la lettre
de la loi divine). Au premier rang desquels Jonayd (mort en 297/909)
surnommé Cheikh at-Taifa (le maître du groupe des soufis). Iranien
d'origine, il reçut l'enseignement des plus grands maîtres de
l'époque dont Abu Thawr al Kalbi et fût initié par son
oncle Sari al Saqati. Il résida toute sa vie à Bagdad et laissa
une quinzaine de traités dont Kitab at Tawhid (le Livre de
l'Unicité) et Kitab al-Fana' (le Livre de l'Extinction). Il disait
à propos de l'absorption mystique (al Fana'): "le soufisme,
c'est que Dieu te fasse mourir à toi-même et vivre en lui"
4.
En 264/977, Hallaj fait la rencontre de Jonayd
et pratique sous sa direction les exercices spirituels. Il reçoit
la Khirqa (le manteau de soufi) des mains du maître. Mais dès
son premier pèlerinage à la Mecque, il rompt ses relations
avec les soufis ainsi qu'avec les traditionalistes et les juristes.
L'union avec Dieu réalisée grâce à l'amour était
le sujet de ses prédications en public à Bagdad. Les canonistes
en conçurent beaucoup de colère et l'accusèrent de
panthéisme. Les soufis ne le soutinrent pas sous prétexte qu'il
aurait divulgué des secrets qui ne devaient être communiqués
qu'aux initiés. Hallaj avait commis la faute de rompre publiquement
"la discipline de l'arcane". Les politiciens et les juristes
réclamèrent une fatwa pour l'envoyer au gibet. Il fut
mis à mort par un jour de printemps en l'an 922, le 24 Du'l-Qa'da.
Mais quels qu'aient pu être ses effets immédiat, son martyre
se révéla finalement comme une source de force pour le statut
des mystiques et pour le mysticisme lui-même au sein de la communauté
dans son ensemble.
Le verdict déclarant que personne n'avait le droit de prononcer de
telles paroles: "Ana al Haq" (je suis la Vérité) fut
graduellement oublié en faveur d'une opinion selon laquelle ce
n'était pas l'homme dans ce cas qui parlait et maintenant, pour un
nombre croissant de musulmans la formule condamnée est elle-même
d'abord un élément important de la preuve que Hallaj fut l'un
des plus grands saints de l'Islam, alors qu'elle sert, en même temps,
de démonstration générale du fait que les soufis ne
sont pas toujours responsables de ce qu'ils expriment.
Cette reconnaissance graduelle et tardive est due en partie à des
traités de soufisme plus simples. Des ouvrages accessibles à
la masse comme Ta'aruf de Kalabadhi ou Kashf al Mahjub (le
Dévoilement ds choses cachées) de Hujwiri.
Les IVe et Ve siècles connurent un foisonnement sans pareil de grands
maîtres. Niffari est une des figures les
plus intéressantes. Auteur de Kitab al Mawaqif (Le Livre des
Stations) ou il relate les révélations qu'il aurait eues en
état d'extase:
"Il m'établit dans la Mort; et je vis que les actes, tous sans
exception, étaient mauvais.
Et je vis la crainte régnant sur l'espérance;
et je vis la richesse changée en feu et adhérant au feu;
et je vis la pauvreté comme un adversaire qui dépose;
et je vis que, de toutes les choses, aucune n'avait pouvoir sur l'autre;
et je vis que le monde est une illusion et les cieux en mensonge.
Et j'appelai: "Connaissance" mais elle ne répondit pas.
Et je vis que toute chose m'avait abandonné, et que tout être
créé m'avait fui, je restais seul. Alors l'acte vint à
moi et je vis en lui une imagination secrète et cette partie secrète
était ce qui restait; et rien ne fut de secours que la Miséricorde
de mon Seigneur.
Il me dit: Où est ta connaissance?
et je vis le Feu.
Il me dit: Où est ta gnose?
et je vis le Feu.
Et il me dévoila Ses Gnoses d'Unicité et le Feu s'éteignit.
Et il me dit: "je suis ton ami" et je fus affermi.
Et il me dit: "Je suis ta Gnose" et je parlai. Et il me dit: "je suis Celui
que tu cherches" et je sortis".
Au-delà des propos d'extase qui ne peuvent être entendus
que par une infime minorité d'initiés, il y eut un
phénomène qui sauva le soufisme des griffes de ses
détracteurs le jour où Ghazali 5 se convertit au
soufisme.
Ce personnage exceptionnel ayant éprouvé les limites du
rationalisme, fit l'expérience intense et providentielle de la
nécessité du soufisme. Devenu l'un des premiers théologiens
et juristes de Bagdad, il parvint à un état de crise durant
lequel, comme il nous le rapporte, il fut pendant deux mois, en proie à
des doutes sur la vérité de la religion. Le salut lui vint
d'un contact avec le soufisme. Il raconte sa conversion (tawba) dans
son autobiographie: al Munqidh min al Dhalal (Celui qui sauve de l'erreur)
dont voici un extrait significatif:
"L'examen de ces doctrines terminé, je m'appliquai à
l'étude de la Voie Soufie. Je vis que, pour la connaître
parfaitement, il fallait joindre la pratique à la théorie.
Le but que les soufis se proposent est celui-ci: arracher l'âme au
joug tyrannique des passions, la délivrer de ses penchants coupables
et de ses mauvais instincts, afin que dans le cur purifié il n'y ait
place que pour Dieu; le moyen de cette purification est le dhikr Allah, la
commémoration de Dieu et la concentration de toute sa pensée
en lui. Comme il m'était plus facile de connaître leur doctrine
que de la pratiquer, j'étudierai d'abord ceux de leurs livres qui
la renferment... les ouvrages... les fragments qui nous sont restés
des cheikhs. J'acquis une connaissance approfondie de leurs recherches, et
je sus de leur méthode tout ce qu'on peut savoir par l'étude
et l'enseignement oral; il me fut démontré que son dernier
terme ne pouvait être révélé par l'enseignement,
mais seulement par le transport, l'extase et la transformation de l'être
moral... J'en savais tout ce que l'étude peut en apprendre, et ce
qui manquait était du domaine, non de l'enseignement, mais de l'extase
et de l'initiation... Faisant un sérieux retour sur moi-même,
je me vis enserré de toutes parts dans ces attaches. Examinant mes
actions dont les plus honorables étaient l'enseignement et le professorat,
je me surpris plongé dans plusieurs études de peu de valeur
et sans profit pour mon salut. Je sondai le fond de mon enseignement et je
vis qu'au lieu d'être sincèrement consacré à Dieu,
il n'était stimulé que par le vain désir de l'honneur
et de la réputation. Je m'aperçus que j'étais sur le
bord de l'abîme et que, sans une conversion immédiate je serai
condamné au feu éternel... Enfin sentant la faiblesse et
l'accablement de mon âme, je me réfugiai en Dieu comme un homme
à bout de courage et sans ressources. "Celui qui exauce le malheureux
qui l'invoque" daigna m'exaucer; il facilita à mon cur le sacrifice
des honneurs, des richesses, de la famille".
Si Ghazali, le juriste shaféite, avait donné sa caution en
se jetant corps et âme comme en témoignent ses "confessions"
dans le soufisme, son jeune contemporain Abd al Qadir al Jilani avait rendu
cette reconnaissance pleinement effective. Abd al Qadir réussira à
faire admettre définitivement le soufisme dans la cité. La
tariqa qadiriya en tant que branche de la jonaydia se développera
dans la majeure partie des pays musulmans.
Avant d'évoquer le prolongement du soufisme en confréries
religieuses, il n'est pas inutile d'évoquer l'ultime sinon la figure
la plus marquante de l'histoire du soufisme: Ibn 'Arabi.
Ibn 'Arabi est sans conteste celui qui donnera
tout son sens au soufisme tant par sa pratique que par les centaines d'ouvrages
qu'il a rédigé.
Né à Murcia en Andalousie en 569/1165, il rencontre à
l'âge de 17 ans Ibn Rochd (Averroès) qu'il ne devait jamais
revoir. Ibn 'Arabi peut être considéré comme un
héritier d'Abou Madyan Shu'ayb 6 car il fut en contact étroit
avec plusieurs de ses disciples et parlait toujours de lui avec la plus grande
vénération, le désignant parfois comme son "Cheikh".
Bien qu'ils ne se soient jamais rencontrés de fait, ils
communiquèrent néanmoins grâce au miracle de la
lévitation. Le lien spirituel existant entre eux fut confirmé
au temps de la jeunesse d'Ibn 'Arabi. Ce dernier raconte qu'un soir après
avoir accompli la prière du maghrib [coucher du soleil], il se mit
à penser très fort à Abou Madyan et ressentit un très
vif désir de le voir. Quelques instants plus tard, un messager entra,
le salua et l'informa qu'il venait de la part du saint avec lequel il venait
d'accomplir la prière à Bougie. Abu Madyan l'avait chargé
de dire à Muhyi'd-din: "Pour ce qui est de notre rencontre dans l'esprit,
tout est bien, mais Dieu ne permettra pas celle que nous pourrions avoir
dans ce monde matériel. Rassurez-vous, cependant, car le temps fixé
pour une rencontre entre vous et moi se situe dans la sécurité
de la miséricorde divine" 7.
Ce disciple de Abu Madyan, écrivain d'une prolixité colossale,
produisit au cours de son existence quelques huit cent cinquante-six ouvrages
dont seulement cinq cent cinquante nous sont parvenus et sont attestés
dans deux mille neuf cent dix sept manuscrits. Son chef-d'uvre le plus
célèbre s'intitule: Kitab al Futuhat al Makkiya (Le livre des
conquêtes spirituelles de la Mecque ou Illuminations Mecquoises). Cet
ouvrage fut rédigé à la Mecque sous l'injonction de
l'ange de la révélation. Il comporte 565 chapitres répartis
sur quatre volumes.
Ibn 'Arabi s'éteignit paisiblement à Damas, entouré
des siens, le 28 Rabi' 11638/16 Novembre 1240 peu avant la prise de Bagdad
par les Monghols en 1258.
Depuis la disparition du Khatem Al Awliya' (Sceau des Saints), le
soufisme n'a plus connu de théoricien de cette envergure. Les ordres
soufis ont servi, depuis lors, de relais avec des fortunes diverses à
ces penseurs qui incarnèrent la spiritualité de l'Islam.
1 Burkhardt. Introduction aux doctrines ésotériques
de l'islam
2 Abu Sa'id al-Kharraz. Kitab aç-Cidq
3 Qushairî. Risâlah
4 Qushairî. Risâlah
6 Al Ghazali surnommé Hujjat al Islam (la Preuve
de l'Islam) naquit en 451/1059 à Tus dans le Khorassan. Après
une formation de théologien et de juriste, il est nommé professeur
à la Madrasa Nizamîya de Bagdad en 484/1091. En 488/1095, il
renonce à sa chaire et entame une retraite mystique jusqu'à
sa mort survenue en 505/1111.
7 Abu Madyan Shu'ayb était né à Séville,
mais il se rendit en Orient où il aurait reçu son investiture
(Khirqa) des mains d'Abd al-Qâdir Jilani.